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Saules aveugles, femme endormie, un long métrage ambitieux qui pourrait marquer l’animation française.

par Véronique Dumon

14 juin 2021

Premier film d’animation réalisé par le compositeur Pierre Földes, Saules aveugles, femme endormie est aussi le premier long métrage produit par Miyu Productions, la société française créée en 2009 par Emmanuel-Alain Raynal. Depuis plus de 10 ans, Miyu découvre des talents, multiplie les projets (une trentaine, tous formats confondus, actuellement dans son line-up) et ne s’interdit surtout rien.

Coproduit avec Cinéma Defacto et en cours de fabrication dans 4 pays, Saules aveugles, femme endormie, d’après un scénario écrit par le réalisateur à partir d’un recueil de 6 nouvelles du célèbre auteur japonais Haruki Murakami, dont celle qui lui donne son titre, pourrait se résumer ainsi :
Un chat perdu, un crapaud géant volubile et un tsunami aident un attaché commercial sans ambition, sa femme frustrée et un comptable schizophrène à sauver Tokyo d’un tremblement de terre et retrouver un sens à leurs vies.

Rencontre à Paris, avec Pierre Földes, auteur, réalisateur et compositeur de la musique, Tanguy Olivier, directeur des productions chez Miyu, et Emmanuel-Alain Raynal, producteur, pour échanger sur un projet dont la singularité a commencé à germer il y a 8 ans.

Pierre, avant de travailler sur le projet avec Miyu, vous aviez déjà avancé seul pendant plusieurs années sur Saules aveugles, femme endormie.

Pierre Földes : Avant d’ avoir optionné les droits et avoir recueilli l’accord de Haruki Murakami, j’avais déjà dû faire du développement pour le convaincre, lui, ses agents et son studio. Je suis donc parti de rien, j’habitais Budapest à l’époque, je travaillais d’abord sans chercher de financement. J’étais assez confiant en fait. Je m’étais dit qu’avec un nom pareil derrière moi, j’allais claquer des doigts et les producteurs allaient se précipiter. Mais non… Je débarquais dans l’animation, j’étais un peu naïf. Mais quand on arrive avec un projet en animation aussi ambitieux, qui n’est pas un film pour enfant, on se confronte à la frilosité de beaucoup.

Combien de temps a duré cette phase ?

PF : J’ai travaillé tout seul environ 18 mois, mais tout en faisant d’autres choses.
Je faisais de la peinture à l’époque, de la musique puisque je suis compositeur au départ. Mais mon père était animateur (NDR : Peter Foldes, peintre, animateur, réalisateur né en Hongrie. Un des pionniers de l’animation par ordinateur. Prix du jury à Cannes en 1974 pour son court métrage La Faim nommé aux Oscars la même année, César du meilleur court métrage d’animation en 1977 pour Rêve).

Donc je suis né là-dedans, j’ai toujours eu l’animation comme une espèce de background.
J’ai commencé à en faire avec une première version d’un logiciel de Toon boom qui s’appelait Toon Boom Studio et qui incluait déjà les premières bases d’Harmony. Je faisais des petites vignettes sur la solitude urbaine. C’est d’ailleurs ce que j’ai montré à Monsieur Murakami et c’est ça qui lui a plu.
Pour ce projet, hormis le scénario qui a été un énorme travail, j’ai fait tout seul ce que l’on peut appeler une bible graphique. Un travail sur les décors et surtout sur le style , c’est ce qu’il y a vraiment de plus important pour moi. Développer un style unique, qui m’est propre, parallèlement à une technique particulière.

A ce moment-là, j’avais acheté Animate, la version d’Harmony stand alone, sur laquelle j’ai développé une technique à base de morph avec laquelle j’ai fait un teaser entièrement seul en trois mois après avoir développé mes personnages et mes décors.

Ça m’a permis d’être sélectionné au Cartoon Movie en 2018. Et c’est à cette occasion que j’ai rencontré Tanguy, alors chez Prima Linea. Nous avons travaillé ensemble sur un process de fabrication.

Ma philosophie à l’époque, était vraiment de faire de beaux traits et de faire gérer les inter en morph, keyframe par keyframe. C’était très compliqué mais je m’en sortais. J’ai réussi à faire de cette manière quelque chose qui correspond à l’ambiance du film, très éthéré, ultra fluide.

Comment décririez-vous votre méthode de travail ?

PF : Ma façon de travailler est très intuitive, très inspirée, très audacieuse.
J’aime bien utiliser une technique que je développe moi-même, car c’est de cette manière que l’on va nécessairement créer un style unique. J’aime utiliser un outil et m’y plonger pour voir tout ce que je peux faire avec.

Le film est aujourd’hui fabriqué à partir de différentes techniques.

PF : Après que le projet se soit arrêté une première fois, j’ai effectivement développé une autre technique, en utilisant du live, avec acteurs et actrices, pour me focaliser vraiment sur les expressions, la part essentielle de ce film. Mais les corps des personnages ne sont pas seulement les leurs. Dans le cas de Frog qui est une grenouille de 2 mètres de haut par exemple, c’est évident. Il y a une partie rotoscopie, pour les keyframe, qui sont ensuite intervallées plus traditionnellement. Les visages ne sont en revanche pas du tout ceux des comédien.nes. J’ai sculpté les têtes dans un soft de sculpt 3D. Elles sont ensuite importées dans Harmony Premium où elles servent de gabarit pour la structure, mais oblige aussi à repenser le dessin. Elles n’ont pas d’expression mais chaque trait que doit reprendre l’animateur.trice en dessinant ensuite les visages est marqué, comme par un coup de burin. Je veux pouvoir me servir des accents que l’on utilise avec le corps, avec la tête, comme on le fait naturellement en parlant. Et pour ça, avoir un repère 3D derrière, c’est très pratique.

Je vais quand même garder de tout petits passages que je vais probablement faire moi-même en morph. Par goût, pour l’effet extrêmement fluide que j’évoquais tout à l’heure. Et il y a un côté émotionnel pour moi, car mon père, dans les années 70 faisait justement au Canada des films comme ça, avec une technique de morph ultra sophistiquée qu’il avait développée avec des ingénieurs…

Tanguy Olivier : Pierre est arrivé avec un processus de travail très personnel qu’il avait développé lui-même autour de l’outil Harmony.

C’est un processus technologique précis et un peu contraignant qui a pu déstabiliser au début les animateur.trices car il est assez loin de celui enseigné dans les écoles. Mais en échangeant en point d’étape on s’est tout.es rendu.es compte que c’est justement le fait qu’il.les soient sorti.es de leurs habitudes de travail qui crée ce décalage que souhaitait Pierre.
Beaucoup de monde souhaite faire une image unique. Mais dans notre cas, ce chemin technologique qui oblige chacun.e à faire au mieux avec les contraintes, mais aussi les aides que procure cette utilisation spécifique de l’outil, associé au talent bien sûr, permet d’obtenir ce résultat élégant et réellement singulier.

L’intégralité du film a donc d’abord été tournée en prise de vue réelle avant de passer à l’étape de l’animation ?

TO : Absolument, à part quelques scènes très oniriques. On a fait un tournage assez proche d’un tournage classique. Mais avec des décors figurés par des plaques blanches quadrillées pour les repères. Et tout ça a été monté, comme un véritable film.

PF : En fait, au début, ce projet devait être un peu plus composite dans sa technique, pas en full animation. Il devait être un peu joueur, avec des images, des personnages, des décors qui allaient rester en vidéo, des images pixellisées. Une espèce d’assemblage de différents medium. Et puis, peu à peu, par la force des choses, le projet s’est transformé.
Est-ce que vous le regrettez ?

PF : Je regrette un peu de ne pas avoir été plus intransigeant sur l’idée d’avoir une image plus brute… J’aime bien ce côté bricolage. Ce mélange de techniques apporte une grande richesse, une espèce de porosité de la perception.
Mais il reste encore le compositing qui est une phase où l’on peut s’amuser avec tout ça. J’adore cette partie.
Où en êtes-vous aujourd’hui du processus de fabrication ?

TO : Nous arrivons à la fin de l’animation qui s’est faite sur 4 sites : dans nos 3 studios de Paris, Angoulême et Arles, et au Luxembourg, dans celui de notre coproducteur DogHouse Films. Actuellement, seul Julien Maret, le Directeur de l’animation sur ce projet est encore à Paris, et supervise avec, en relai, des lead animateurs sur chacun des autres sites.
Ce qui inquiétait d’ailleurs DogHouse au départ avec lesquels nous travaillons pour la première fois, sur un film assez particulier qui plus est. Mais c’est un excellent partenaire avec lequel nous travaillons en toute transparence. Ils se sont, comme nous, vite aperçu que mettre un filtre entre Pierre et les animateur.trices générait des corrections qu’il ne souhaitait pas, ce qui faisait perdre du temps.
Donc une fois que Pierre a directement fait ses commentaires, avec Julien, chaque lead sur place répercute les corrections à apporter.

Combien d’animateurs et d’animatrices ont travaillé sur le projet ?

TO : Une trentaine, ce qui est peu pour un projet de cet ordre. Mais c’est un choix qui tient à la fois du processus technique dont on vient de parler et de l’artistique, particulièrement intimement liés sur ce film.
On s’est posé beaucoup de questions sur l’industrialisation de ce process qui, au début, était donc fait par Pierre, seul dans son coin. Comment peut-on rendre ça compatible avec un travail en équipe ? Dans quelle mesure doit-on spécialiser les animateurs, comme dans un processus traditionnel ?
Mais nous sommes devant une démarche tellement inhabituelle que nous avons décidé de confier la totalité des étapes d’animation à chacune des personnes de l’équipe : la préparation des têtes 3D, le dessin rough, puis l’adaptation graphique et le clean final.
Le dispositif technique, qui est un peu plus contraignant au niveau de la préparation, permet ensuite en revanche de travailler plus rapidement.

Et puis Pierre avait très peur de la déperdition. Déjà, nous étions sur 4 lieux alors qu’il aurait aimé que tout se fasse autour du lui, ce qui est compréhensible.
Il était donc impossible d’envisager, en plus, une équipe de 80 animateur.trices.

PF : En venant à l’animation à mon « grand âge », comme un deuxième métier, là encore j’étais un peu naïf, je pensais que nous allions être 15, dans une même pièce, à travailler ensemble, que je pourrais souffler à l’oreille de chacun.e tout au long de la fabrication.

Mon approche vient de la musique classique et je m’imaginais comme un chef d’orchestre qui décide de tout, avec une équipe comme un prolongement de moi-même.

En animation, c’est plus difficile. Aujourd’hui, compte tenu de toutes les années qui se sont écoulées depuis le lancement du projet, j’aurais sans doute terminé ce film si j’avais continué à travailler seul. Mais j’ai décidé de faire le film en équipe un peu comme un parti pris, histoire de pas finir tout seul sur mon ile déserte.

Il y a des choses que je regrette et des choses dont je suis très heureux. On a des décors extraordinaires, de l’anim très expressive… Je pense qu’on aurait pu aller plus loin en faisant les choses un peu différemment, mais je suis, par nature, toujours insatisfait.

Haruki Murakami a-t-il suivi le processus ?

PF : Il a vu des choses au début. J’ai communiqué ensuite avec lui et son équipe de temps à autre… Il a été très encourageant sur ce qu’il a vu et lu.
Maintenant que l’animation est à 80% terminée, vous enchaînez sur la prochaine étape.

TO : Nous avons commencé le compositing qui se fait au Canada, à Montréal, chez Unité Centrale, également coproducteur. Et ce n’est pas évident à mettre en place avec la pandémie.
Nous avions prévu d’accueillir en France le chef compositing pour faire avec nous toute la préparation. Puis qu’ensuite, Pierre aille au Canada.
De fait, la mise en place est beaucoup plus lente et laborieuse que ce que nous avions espéré, mais on commence à y arriver.

Tout le compositing est fait sur After Effect, là aussi, comme Pierre l’avait fait au départ, avec des plugin qu’il aime bien utiliser pour le traitement très spécifique de son trait, qui tient à la fois du vectoriel et du bitmap.

PF : A cause de la crise effectivement, les choses doivent se faire entièrement à distance sans avoir pu former les personnes ici au style que je souhaite. Mais j’espère quand même pouvoir me rendre au Canada pour finir cette phase de compositing. Car mon rôle maintenant, est de veiller à ne pas perdre l’audace de ce projet.

La livraison du film est prévue pour quand ?

TO : Encore une singularité de ce projet, Pierre qui est compositeur au départ, va aussi faire la musique de son film. Il va donc devoir la composer après avoir fini l’image, c’est-à-dire cet automne, car pour l’instant, il est impossible de faire les deux en même temps.
La livraison est prévue en toute fin d’année, voir en début d’année prochaine.

Pierre, avez-vous déjà une idée de ce à quoi ressemblera la musique de Saules Aveugles, femme endormie ?

PF : Je n’ai pas encore commencé, mais j’y réfléchis en permanence. De tout façon, j’ai de la musique dans la tête vraiment tout le temps.
La musique sera orchestrale, mais avec pas mal de sound design très électronique. Et j’ai même envie, si on y arrive, d’avoir sur quelques parties, une chorale.
Et puis il y a un concerto pour piano de Mozart qui est interprété dans le film et que je vais probablement garder et interpréter!

Encadré : 3 questions à Emmanuel-Alain Raynal, producteur de Saules aveugles, femmes endormies

Que représente ce film dans le parcours de Miyu ?

C’est un projet particulièrement important puisque c’est notre premier long métrage qui entre en production. C’est aussi historiquement un des premiers projets de long métrage de la société. En effet, j’ai rencontré Pierre pour la première fois en 2014 dans le cadre d’une configuration de coproduction qui n’a finalement pas aboutie. Puis plusieurs années se sont passées avant que Pierre et Tom Dercourt, alors producteur du projet, nous recontacte en 2017. Suite à cette nouvelle discussion, nous avons signé une coproduction déléguée avec Cinéma Defacto et finalisé le financement.

C’est un film d’animation pour un public adulte, ce qui compte beaucoup pour Miyu.
C’est aussi un film avec une proposition plastique radicale et forte, qui sort des canons habituels en long métrage d’animation, et qui est portée par une narration éblouissante. Le scénario basée sur des écrits de Murakami, en reste pas moins très földésien, ce qui est une prouesse en terme d’écriture. Je crois que c’est un film important, un film qui va dénoter et comptera dans l’histoire de l’animation française à minima.

Quelle est la stratégie de Miyu sur le long métrage ?

La stratégie éditoriale de Miyu dans ce domaine est finalement la même que pour le court métrage. Ne rien s’interdire, produire des projets que l’on a envie de faire, pouvoir prendre des risques éditoriaux et financiers. Nous produisons 5-6 courts métrages par an, et notre ambition est de pouvoir sortir un long métrage tous les ans et demi.

Saules aveugles, femme endormie est aussi le premier film qui nous a permis de penser un pipeline que nous voulons centrer sur l’auteur.rice, Nous sommes très à l’écoute de ce que l’auteur.rice a développé plastiquement pour créer ses images. Nous avons voulu au mieux nous inspirer de la vision de fabrication qu’avait Pierre pour son film. Ce qui est beaucoup plus complexe en long métrage qu’en court métrage, entre la vision de l’auteur et un pipeline industriel indispensable à l’échelle d’un long métrage au budget de 6 millions d’euros et une équipe d’environ 70 personnes réparties sur plusieurs territoires.

Vos prochains projets de longs métrages ?

Nous entrons cette année en production de deux nouveaux longs métrages, Linda veut du poulet ! de Chiara Malta et Sébastien Laudenbach (en coproduction déléguée entre Dolce Vita Films), autour d’un tout autre pipeline qui demande beaucoup d’agilité avec un équipe très réduite, et Planètes, le premier long métrage de Momoko Seto (en coproduction déléguée avec Ecce film) narrant le voyage d’akènes de pissenlit propulsés dans l’espace à la suite de l’explosion de la Terre et en recherche d’un nouveau sol pour se planter. Le film mélangera de l’animation 3D pour les personnages et de time lapse de plantes en prise de vue réelle pour les décors. Enfin nous venons d’achever la production de Dozens of Norths ; premier long métrage du maitre japonais Koji Yamamura, que nous coproduisons avec Yamamura Animation, et qui s’est réalisé intégralement en animation traditionnelle sur papier.